L' Oiseau de feu. Esquisse de costume de Léon Bakst, 1910
Pouvez-vous vous représenter un ballet où danse l'isba de Baba Yaga ? Diaghilev le pouvait. L'histoire du « mythe russe » avait commencé.
Le spectateur étranger était ravi par la « russicité » des ballets de Diaghilev : devant lui, sur les planches, prenaient vie les personnages des contes de fées russes (« l'Oiseau de feu », « le Coq d'Or »), du folklore urbain (« Petrouchka »), des motifs des loubok, les estampes populaires (« le Bouffon ») et des légendes païennes archaïques (« le Sacre du printemps », « le Soleil de nuit »).
Une telle émancipation vis-à-vis des modèles établis ne pouvait pas s'imaginer en Russie non plus. Les « Saisons Russes » suscitèrent un intérêt pour la culture russe de par le monde et en Russie même, bien que Diaghilev n'ait pas réussi à organiser de représentation des « ballets » dans son pays d'origine.
Shéhérazade, Léon Bakst, 1910
Diaghilev était non seulement un organisateur entreprenant, fin connaisseur des arts, mais également un maître des relations publiques.
Se qualifiant lui-même de « barbare », l'impresario misa sur l'exotisme et l'identification de la Russie avec un Orient sauvage et décadent telle qu'elle était représentée en Europe, ce qu'elle n'était pas vraiment.
De là vinrent les ballets « Cléopâtre » et « Shéhérazade », avec leur érotisme sombre, leurs décors colorés, leurs costumes ornés.
Portrait charge de Diaghilev,
Jean Cocteau
Couverture du magazine de mode «
Les Modes », 1912
La première représentation de « Parade » fut un scandale, suivi d'une reconnaissance internationale dans l'ordre des choses, tout comme pour les autres premières des « Saisons ».
Après Diaghilev, le ballet n'était plus le même, et l'art n'était plus le même. Il forma des générations d'avant-gardistes, était ami avec des célébrités, des monarques et des génies, mena plusieurs révolutions culturelles. Diaghilev voulait faire découvrir la Russie au monde, et du même coup en jouant, presque en plaisantant, il découvrit lui-même un monde nouveau.
Le grand impresario se doutait-il que ce serait l'œuvre de sa vie de virtuose ?
L'on peut chercher la réponse à cette question chez Diaghilev lui-même : « L'artiste cesse d'être un artiste au moment où il sait déjà ce qu'il fera la prochaine fois. »
Diaghilev n'avait pas perdu son pari avec son « image de barbare » : non content de susciter l'intérêt du public européen, il dictait également la mode des années 1910. A la suite de la première de « Shéhérazade », les Parisiennes se donnèrent le ton pour se coiffer de turbans, les soirées mondaines se déroulèrent désormais dans le style des banquets orientaux, les maisons de mode et les bijoutiers proposèrent à Léon Bakst des collaborations. Les ballets inspirèrent par exemple la maison Cartier à combiner saphirs et émeraudes. Peut-être cette fièvre du monde de la mode attira-t-elle l'attention de Coco Chanel, elle qui allait créer des costumes pour les « Saisons Russes » et assister aux funérailles de Diaghilev en 1929.
« L' Après-midi d'un faune »,
Léon Bakst, 1912
Les « Saisons Russes » de Diaghilev ne cherchaient pas seulement à faire sensation : elles consistaient également en des expériences artistiques et témoignaient d'une recherche obstinée de nouvelles formes d'art. Mais ces recherches créatives faisaient toujours du bruit : tel était Diaghilev. En 1912, le public hua le ballet « L'Après-midi d'un faune » sur la musique de Claude Debussy chorégraphié par Vaslav Nijinski pour son obscénité (dans un Paris réputé aux mœurs libres !) Seul Auguste Rodin, qui appréciait les expériences de Nijinski, défendit le ballet. Peu de gens savaient alors que ce n'était qu'un début.
« Le Sacre du printemps »,
esquisse de Nicolas Roerich, 1913
« Le Bouffon »,
esquisse de Michel Larionov, 1915
Ensuite vint « Le Sacre du printemps », un ballet angoissant et radical sur le motif d'un sacrifice païen ; l'un des meilleurs projets conjoints entre Diaghilev, Nijinski, Roerich et Stravinsky. A vrai dire, ce n'était pas un ballet, mais un anti-ballet : des artistes vêtus de grossières chemises de toile aux sauts brusques et aux gestes nerveux sur des sons disharmoniques et pointus. Pendant la première, le public choqué manquait devenir fou ; les artistes ne pouvaient entendre la musique sous les cris et les sifflets et dansaient selon les temps comptés depuis l'arrière de la scène. Ce fut un fiasco, un scandale, et Diaghilev applaudissait : « C'est une véritable victoire ! »
Et l'impresario avait raison : « Le Sacre du printemps », cette danse d'avant la naissance de la danse, fut considéré comme le ballet avec lequel commence le XXe siècle.
Un jour, Diaghilev, génie parmi les imprésarios, déclara qu'il était dénué de talent. Un être sans talent vivant parmi les talents et les révélant au monde.
Les mises en scène de Diaghilev étaient dansées par les meilleurs artistes russes, célèbres pour leur technique, leurs éblouissantes expérimentations et leur charisme (Michel Fokine, Tamara Karsavina, Vaslav Nijinski, Léonide Massine, George Balanchine), les décors étaient dessinés par les meilleurs peintres russes (des miriskousniki Léon Bakst, Alexandre Benois, Constantin Korovine aux avant-gardistes Michel Larionov et Natalia Gontcharova), la musique écrite par les meilleurs compositeurs russes (Igor Stravinsky, Serge Prokofiev).
Portraits charges (Diaghilev, Stravinsky, Prokofiev, Gontcharova).
Dessin de Michel Larionov
Les « Saisons russes » furent une révolution, mais bien grâce à vingt ans d'un travail minutieux de la part des plus grands, chacun dans son domaine, et non par chance. Henri Matisse écrivit à leur propos : « Personne ne baye aux corneilles, c'est une organisation où tout le monde ne pense qu'à son travail et à rien d'autre. » Diaghilev incarnait cette philosophie : il s'occupait lui-même de l'organisation des mises en scène, cherchait de nouveaux artistes, se plongeait dans le livret et la musique, prenait en charge le quotidien de la troupe. Et cependant il conservait sa légèreté, restait capable de s'amuser, de surprendre et de s'étonner.
Parade,
Pablo Picasso, 1917
Diaghilev a inscrit les « Ballets russes » au sein de la culture internationale : les « Saisons » étaient en avance sur leur temps, et les grands modernistes européens voulaient y contribuer. Erik Satie, Pablo Picasso ou encore Jean Cocteau ont travaillé sur le fameux ballet « Parade » de 1917 (à l'époque, Picasso était designer !).
A la suite de la première de « Parade », Ilya Ehrenbourg écrivit : « Je n'ai jamais rien vu de tel que ce qui s'est passé lors de la « Parade ». Les gens se jetaient en avant vers la scène, criant furieusement : « Rideau ! ».
C'est à ce moment qu'un cheval avec un museau cubiste entra en scène et commença à effectuer des numéros de cirque, s'agenouillant, dansant, s'inclinant. Le public décida que les acteurs se moquaient de leurs protestations et perdirent complètement la tête. »
Le ballet classique.
Affiche de Valentin Serov, 1909 .
Diaghilev a changé le regard porté sur l'art du ballet, lui incorporant passion, sang et sueur.
Toutefois, les « Saisons Russes » commencèrent par de la danse classique avec la tournée de la gracieuse Anna Pavlova accompagnée par Tchaïkovski, Borodine et Rimski-Korsakov. C'était là la réalité du théâtre russe de l'époque de Diaghilev. Mais aux yeux de l'Europe, la Russie était un Sphinx mystérieux, qui n'avait rien à voir avec la réalité usuelle. Diaghilev, qui rêvait de faire découvrir la Russie au monde, devait inventer un mythe sur son pays et réinventer sa culture.